L’histoire de la Moto Guzzi Ottocilindri « V8 »

Le 15 mars dernier, Moto Guzzi fêtait ses 100 ans et à l’occasion de l’anniversaire de la marque, sur T.O.M., c’était le moment parfait pour écrire un article sur l’un des modèle les plus emblématique qu’elle ait pu concevoir à destination de la compétition. Définie par la presse de l’époque comme la plus sensationnelle des machines de course d’après-guerre, cette moto fait partie des plus incroyable qui ait pu exister dans l’histoire de la moto. Son nom de code : Ottocilindri.

La Moto Guzzi Ottocilindri équipée de son carénage intégral. De l’extérieur, personne ne se doute de son fabuleux moteur.

L’histoire de ce modèle nous ramène dans les années 50 et plus précisément en octobre 1954. Suite au fiasco de sa dernière 4 cylindres 500 cm3 de course, l’ingénieur Giulio Carcano en charge du projet, se devait de rectifier le tir tout en proposant une moto avec un moteur multicylindres capable de s’imposer face aux marques concurrentes. Moto Guzzi habitué jusque là, en course, aux monocylindres – incliné à l’horizontal de préférence – et aux bicylindres arrivait à tenir tête aux 2 marques italiennes concurrentes qu’étaient Gilera et MV Agusta avec leurs 4 cylindres simplement grâce à l’adjonction de carénage sur leurs motos. Dans les années 50, Guzzi était précurseur dans l’usage des carénages et avait fait de nombreux progrès dans les travaux de recherche sur l’aérodynamique. Et pour cause, la marque était la première au monde à avoir un tunnel de soufflerie intégré dans son usine pour étudier, tester et optimiser la gestion des flux d’airs sur les carénages. Alors bien évidemment l’idée ne tarda pas à être reprise par la concurrence, et c’est alors que Guzzi ne jouait plus à armes égales côté moteur.

L’impressionnant tunnel de soufflerie développé par Moto Guzzi au sein de son usine pour les travaux de recherche sur l’aérodynamique.

Les monocylindres et bicylindres étant dépassés et à bout de leurs capacités, Moto Guzzi avait développé en 1952, un 4 cylindres en ligne dont le succès ne fût pas au Rendez-vous, la faute due à une mauvaise conception initiale du moteur révélant malgré tout un certain nombre de qualités. Giulio Carcano, concepteur de ce 4 cylindres et de cette Ottocilindri ne voulait pas copier MV Agusta et Gilera. Ayant tiré des leçons de son échec sur son dernier 4 cylindres, il se tâtait entre concevoir un 6 cylindres en ligne et un 8 cylindres en V. C’est finalement l’encombrement qui décidera du choix du type de moteur pour le futur et ce sera le V8. Il s’avérait que le V8 était plus étroit que le 6 cylindres en ligne disposé de manière longitudinale dans le cadre. D’autant qu’à l’époque, une interdiction d’utiliser des carénages commençait à planer sur le milieu de la compétition moto, le V8 se révélait alors être le meilleur choix possible.

Sous ce carénage, un moteur V8 de 500 cm3 développé spécifiquement pour la compétition par Giulio Carcano. Ce moteur est la représentation d’une œuvre d’art à lui tout seul.

Parmi les autres avantages du V8 par rapport au 6 cylindres en ligne, on retrouve les arguments suivants qui plus est, validés par le grand patron de l’époque, Enrico Parodi :

  • un poids de la distribution moindre
  • un régime moteur bien plus élevé
  • un rapport plus intéressant entre les surfaces des soupapes et celles des pistons
  • une possibilité d’avoir un vilebrequin plus court
  • un meilleur équilibrage du moteur

Ce V8 est sans aucun doute l’une des création moteur les plus surprenantes de l’histoire de la moto.

En bref que des avantages, selon Giulio Cancarno, à opter pour un V8. C’est alors que le travail sur la planche à dessin débute en octobre 1954.

Une mécanique d’horloger

Impossible de résumer ce moteur en quelques lignes tellement il y a de choses à dire à son sujet. Pour commencer, ce V8 cube 498,4 cm3 avec un couple alésage x course de 44 x 41 mm. Le taux de compression est donné pour 10 à 1 développant initialement une puissance de 62 CV à 12 400 tr/min. Initialement … Et on va voir pourquoi.

Le bloc moteur est bâti autour du carter moteur réalisé en un seul bloc avec à droite, le carter de distribution et à gauche, le carter de transmission primaire. Les 2 groupes de 4 cylindres sont fabriqués en alliage Y, un alliage spécifique et développé par Moto Guzzi en interne. Les culasses ont la particularité de ne pas être détachables et sont dépourvues de sièges rapportés, une pratique qui était courante à l’époque en compétition afin de favoriser l’étanchéité à son maximum.

Les chemises des cylindres qui étaient en fonte, étaient vissés dans ces derniers. Cette technique, empruntée à l’aviation et reprise déjà par Ferrari sur leurs moteurs de course, avait pour objectif toujours de renforcer l’étanchéité du moteur. D’une forme extérieure légèrement ondulée pour augmenter et repartir au mieux la surface de rayonnement thermique tout en augmentant la rigidité, l’eau de refroidissement entrait en contact avec les surfaces extérieures de ces chemises.

Une architecture incroyable pour une cylindrée contenue avec des pièces minuscules en mouvement.

Le vilebrequin, qui est monté sur 5 roulements, est réalisé en une seule pièce d’acier au nickel-chrome forgée. Les 8 masses d’équilibrage intégrant les contre-poids formant le volant sont réparties de manière à éviter toute déformation. A son extrémité droite, le vilebrequin comporte 2 pignons dont 1 qui est situé du côté intérieur et qui commande la pompe à huile, l’autre à l’extérieur commandant alors la distribution. L’extrémité gauche du vilebrequin reçoit un pignon qui entraîne la distribution primaire. A la vu des efforts exercés sur ce pignon, Moto Guzzi a fait le choix d’utiliser une solution plus coûteuse pour l’époque que ce qui se faisait habituellement afin d’assurer une certaine robustesse à l’ensemble : le pignon était emmanché de force sur l’extrémité de l’arbre, qui était lui même de section carré avec des angles arrondis.

Les bielles, d’une longueur de 9 cm et dont les pieds sont montés sur bagues, sont réalisées dans le même matériau que le vilebrequin. Les têtes de bielles tournent sur des roulements à rouleaux dont les cages sont fabriquées en Duralumin. Étant donné la très petite taille des pièces, il était impossible pour Moto Guzzi de sceller l’axe des pistons de manière classique – avec des circlips – comme on le fait habituellement sur d’autres moteurs. C’est pour cette raison qu’ils ont eu recours à un système de chapeaux venant s’emboîter sur les axes des pistons.

Les pistons, au profil bombé comportant évidemment des encoches pour les soupapes, possèdent 2 segments de compression et un 3ème faisant office de « racleur ».

Les soupapes, dont les guides sont réalisés en 2 parties et formant un angle de 60°, bénéficient d’un rappel via 2 ressorts hélicoïdaux concentriques enfermés sous des poussoirs de forme cylindrique.

Une coupe de la distribution de ce V8. On reste impressionné par la taille du pignon principal de distribution.

Les 4 arbres à cames sont montés sur roulements à aiguilles avec un palier central en bronze actionnant directement les poussoirs. Ils sont actionnés par un grand pignon principal en acier enfermé dans le carter de distribution. Ce grand pignon est actionné par le vilebrequin via le pignon extérieur situé lui-même sur l’extrémité du vilebrequin comme on l’a vu juste avant.

L’ensemble est graissée par 2 pompes à huile dont l’une sert pour le circuit « aller » et l’autre pour le circuit « retour » avec un débit d’environ 100 litres / heure.

Le refroidissement du moteur est un refroidissement « liquide » avec un grand radiateur installé sur l’avant de la moto et une pompe centrifuge placée à l’extrémité du grand pignon de distribution.

Quant à la carburation, Moto Guzzi a fait le choix de partir 8 petits carburateurs Dell’Orto – soit 1 par cylindre – alimentés eux mêmes via 2 cuves disposées le long de chaque groupe de carburateurs. Contrairement à la 500 cm3 4 cylindres précédente qui était équipée d’une injection mécanique, ici techniquement cela irréalisable avec la taille réduite des cylindres. Si l’injection mécanique a démontré rapidement ses résultats en compétition sur des cylindres de taille « normale », le faible dosage requis sur des cylindres de si petites dimensions se révélait infaisable dû fait de son manque de précision.

Pour l’allumage, et vu la configuration moteur que G. Carcano avait imaginé, il fallait choisir un allumage cohérent avec les besoins du moteurs. Un V8 tournant à 12 500 tr/min représente une somme de 50 000 étincelles / minute à fournir. La première pensée des ingénieurs était de partir sur une magnéto mais qui fût aussitôt abandonnée quand ils ont déterminé la puissance nécessaire pour l’alimenter et qui serait perdue au niveau du moteur. La seconde solution s’est donc portée sur le couple batteries / bobines comprenant alors 2 batteries, 8 bobines et 2 rupteurs quadruples, le tout entraîné par les arbres à cames. Cette solution présentait non seulement l’avantage d’avoir un rupteur et une bobine par cylindre, ce qui sous-entend une indépendance complète dans le fonctionnement mais aussi de ne pas perdre autant de puissance sur le moteur qu’avec une magnéto. De plus, avec cette disposition et avec un ordre d’allumage particulier – soit 1-8-3-6-4-5-2-7 en partant de la rangée avant avec les cylindres de droite à gauche – l’intervalle entre les différentes ruptures des cylindres était suffisamment important pour rétablir l’intensité nécessaire dans la bobine pour la prochaine étincelle.

Au niveau des choix techniques, celui qui était au centre de toutes les discussions de l’usine, était sans aucun doute celui de la boite de vitesses. G. Carcano décida en octobre 1954, dans un premier temps, de partir sur une boite 6 vitesses en ayant le doute d’avoir une plage régime trop étroite.

Le premier prototype sort de l’usine en avril 1955. Lors des essais sur circuit, le staff s’aperçut que la plage de régime était en fait largement supérieure à celle d’un 4 cylindres de course. Cette dernière s’étendant jusqu’à 12000 tr/min, G. Carcano s’étonna qu’il ne puisse développer « que » 62 chevaux, ce qui selon lui n’était pas assez. C’est donc suite à ces essais que ce dernier décida de passer sur une boite à 4 vitesses ainsi que sur un nouveau profil de cames. L’étagement de cette boite 4 vitesses était un peu particulier avec une 1ere située à 50,8% (contre 56 % habituellement sur une boite de compétition de l’époque) de la 4ème. La seconde était suivie de très près à 63% (contre 75% habituellement), la troisième à 83,3 % (contre 92 %) et la 4ème à 100%. Cet étagement de boite conférait alors au moteur un comportement relativement souple. Ces 2 modifications permettaient de réduire le nombre de tr/min utilisables tout en sortant une puissance portée à 68 chevaux. Selon Ken Kavanagh, pilote d’essai officiel de l’usine, le moteur pouvait sortir une puissance de 75 chevaux à 13 500 tr/min. Mais le vilebrequin manquant de rigidité, G. Carcano avait donné pour consigne aux pilotes de ne pas dépasser la limite des 12 000 tr/min sous peine de casser le moteur. Toujours selon K. Kavanagh, la moto était capable d’atteindre une vitesse de pointe maximum de 270 km/h avec un comportement moteur relativement élastique une fois passé la première partie du compte tour.

Un an après, quasiment jour pour jour, Ken Kavanagh, battait le record de vitesse au tour lors de la coupe d’or Shell à Imola en Italie.

L’aérodynamique au service de la compétition

Comme évoqué précédemment, Moto Guzzi était précurseur dans les travaux de recherche et d’optimisation sur l’aérodynamique. Grâce à leur soufflerie intégrée dans l’usine, les ingénieurs ont pu développer 2 types de carénage suivant le type de course sur laquelle la moto allait courir avec :

  • un carénage « intégral » pour les circuits rapides
  • un carénage « léger » et moins enveloppant pour les circuits sinueux

L’Ottocilindri avec son carénage « intégral » V.S. l’Ottocilindri avec son carénage « léger ».

Les tests en soufflerie ont fait leurs preuves, si bien que la forme du carénage intégral se modela en fonction des observations et des résultats obtenus au fil des mois. Le premier carénage intégral fût conçu en 1955 et suite aux différents essais réalisés en soufflerie, le design évolua vers des formes plus « rondes » jusqu’à envelopper complètement la roue avant pendant un temps.

L’esquisse de l’époque calquant le design du premier carénage intégral représenté en pointillés sur sa version finale.

L’œil averti remarquera sur l’esquisse ci-dessus par rapport aux 2 photos précédentes que le carénage intégral avait encore évolué sur sa version définitive.

Sur cette Ottocilindri, point de cadre treillis comme la maison Guzzi s’était habituée à concevoir. Le cadre de cette 500 est un double berceau intégrant le réservoir d’huile dans le tube supérieur.

Côté suspension, la fourche avant est une fourche à balancier avec les amortisseurs hydrauliques et ses ressorts placés sur l’extérieur. Ce choix s’est imposé car il permettait d’une part, de faire travailler les amortisseurs sur une plus longue course tout en conservant le même débattement sur la roue mais également de mieux refroidir l’huile qu’ils contenaient lors des courses sur circuit sinueux où la suspension était fortement sollicitée. Pour l’arrière, le choix s’est portée sur une suspension avec les amortisseurs également placés sur l’extérieur afin de bénéficier des mêmes effets de refroidissement que ceux de la suspension avant.

Avec cette esquisse, on remarque bien le cadre double berceau aux angles saillants, la fourche avant avec ses amortisseurs extérieurs mais aussi l’énorme radiateur en partie basse.

Côté freinage, l’Ottocilindri est pourvue d’une solution propre à Guzzi sur la jante avant : un double frein monté sur une jante chaussée d’un pneu en 3,00 x 19. A l’arrière, la moto a une roue plus grande et est chaussée d’un pneu en 3,25 x 20.

Selon l’usine et vu les vitesses atteintes – plus de 200 km/h -, il fallait des roues de grand diamètre pour éviter que le pneu ne chauffe et ne s’use trop rapidement. Il est important de rappeler aussi que les gommes de l’époque n’étaient pas aussi évoluées que celles d’aujourd’hui et que pour éviter d’avoir des pneus qui montent trop vite leurs limites en course, il fallait savoir jouer sur d’autres paramètres tels que la taille des roues par exemple.

Avec un réservoir d’essence de 34 litres, l’Ottocilindri était donnée pour un poids à vide de 147 kg avec son carénage intégral.

Une moto taillé pour les records

Le 24 octobre 1956, Moto Guzzi s’attaquait aux records mondiaux de vitesse sur « le kilomètre départ / arrêté » et « le mile départ / arrêté » depuis la piste d’envoi de l’aérodrome militaire de Montichiari. Ces records établis en 1951, et jusque là détenus par le pilote allemand Wilhelm Herz aux guidons des NSU 350 cm3 et 500 cm3 équipées de compresseurs allaient être battus ce jour là par les pilotes Enrico Lorenzetti au guidon de la fameuse 350 monocylindre victorieuse du championnat du monde des constructeurs et Dickie Dale, au guidon de l’Ottocilindri.

Dickie Dale à l’attaque au guidon de l’Ottocilindri, vraisemblablement sur un circuit sinueux vu le carénage utilisé.

La grosse différence sur les records établis par W. Herz et ceux de D. Dale réside dans le fait que l’Ottocilindri était un moteur atmosphérique alors que la NSU 500 cm3 était équipée d’un compresseur qui développait une puissance de 110 CV soit 42 CV de plus. La presse de l’époque expliquait cette réussite grâce à l’étagement de la boite de vitesses et à la démultiplication finale adaptée en fonction du record à abattre. Avec un dépassement de seulement 0.083 km/h sur le « kilomètre D/A » et 1.991 km/h sur le “mile D/A”, D. Dale a fait rentrer l’Ottocilindri au rang des légendes de la moto.

Retrait de la compétition

L’Ottocilindri terminera sa course en 1957 avant d’être retirée de la compétition, soit à peine 2 saisons de course depuis sa création avec pour cause des finances insuffisantes ne permettant plus la poursuite du développement du V8 jugée beaucoup trop onéreuse.

L’un des rare exemplaire en état de fonctionnement se trouve exposé aujourd’hui au musée de Sammy Miller dont on a déjà narré brièvement son histoire dans l’article sur l’AJS V4 “Supercharged” qu’il possède également.

A l’image de son architecture incroyable et de ses records, Giulio Carcano a su inscrire Moto Guzzi avec son Ottocilindri parmi les légendes de la moto. Gravée dans les esprits comme toutes ces légendes qui ne disparaissent jamais, elle honore et honorera encore pour longtemps son glorieux passé.

Ecrit par BrG.

Crédits photos / images :

motoguzzi.com