L’histoire de l’A.J.S V4 « Supercharged »

Si tu as déjà lu l’article sur la Norton Manx, tu sais maintenant que les années 30 et particulièrement le Tourist Trophy était un laboratoire expérimental à ciel ouvert pour les constructeurs souhaitant tester leurs nouveaux prototypes. Quasiment tous les grands constructeurs de l’époque sont passés par la case compétition, et pour beaucoup, leurs prototypes ont donné naissance à de nouveaux modèles, ou tout du moins, d’importantes évolutions sur les modèles existants de leurs gammes.

Cependant pour certaines marques, il y a eu des prototypes qui ont été testés en course mais qui n’ont jamais pu exister dans la production standard de grande série pour diverses raisons : fiabilité, complexité de conception, coûts de production etc… Et c’est notamment le cas de la marque anglaise A.J.S avec son modèle V4 appelé affectueusement « Vee Four » outre Manche et outre Atlantique.

1935 : l’A.J.S V4 prototype

L’histoire de ce modèle nous ramène dans les années 30, et plus précisément en 1935, où le premier prototype routier de l’A.J.S V4 fût présenté lors de l’Olympia Show de Londres. Si dans les années 30, le monocylindre était devenu légion courante dans le domaine de la moto, il était beaucoup plus rare de croiser des conceptions moteur comme celle qu’A.J.S allait présenter avec sa V4.

Designé et conceptualisé par Bert Collier cette même année, ce prototype était équipé à la base d’un 4 cylindres de 495 cm3 ouvert en V à 50 degrés et typé « longue course » avec un couple alésage x course de 50 x 63 mm. Du côté de la distribution, chaque cylindre était équipé d’un arbre à came en tête entraîné par une unique chaîne avec des soupapes non-encloses. Pour l’admission, la V4 était alimentée par un unique carburateur pour les 4 cylindres. Quant à la transmission, celle-ci était gérée par une boîte de vitesses à 4 rapports séparée du bloc moteur.

Du coté de la partie cycle, rien d’extraordinaire, elle était simplement constituée d’un cadre rigide simple berceau et d’une fourche « parallélogramme ». Une conception, disons-le, assez classique pour l’époque.

Le prototype de la V4 présenté à l’Olympia Show de Londres en 1935.

Cependant, outre sa conception moteur particulière, A.J.S avait travaillé sur un détail qui allait faire toute la différence par rapport à la concurrence sur leurs modèles routiers et que l’on retrouvait uniquement en compétition : un compresseur.

Dans sa version de base, le prototype présenté était équipé d’une dynamo fixée sur l’avant du moteur et qui était entrainée par une chaîne en sortie du vilebrequin. Et c’est précisément sur ce point là qu’A.J.S a frappé très fort : cette dynamo pouvait être remplacée par un compresseur. Proposé en option, le compresseur permettait à la moto non-seulement de pouvoir décupler la puissance du moteur mais également de pouvoir s’inscrire en compétition avec une moto performante. Alors bien évidemment, A.J.S n’a pas choisi cette architecture moteur par hasard.

Le moteur de l’A.J.S V4 de 1936 refroidi par air. On admire ses soupapes non-encloses.

En outre, une raison potentiellement marketing de pouvoir se démarquer de la concurrence avec une architecture moteur particulière, il subsiste une autre raison bien plus technique à ce choix : le 4 cylindres était la base moteur qui donnait le meilleur rendement lorsqu’il est équipé d’un compresseur. Nombreux ont été les constructeurs qui ont pu tester différents types d’architectures moteur en les équipant de compresseur comme par exemple le bicylindre ou même encore le monocylindre. Le problème se situe essentiellement dans le rythme de fonctionnement externe et continu du compresseur par rapport à celui du fonctionnement interne du moteur. Si on prend le pire des exemple avec le monocylindre, on a donc un compresseur qui génère un débit de fonctionnement constant car il est relié à la sortie du vilebrequin, ce qui sous-entend donc que son fonctionnement suit le régime de fonctionnement externe du moteur. Mais lorsque le moteur tourne de manière constante, et notamment sur un monocylindre 4 temps, il faut comprendre ce qu’il se passe à l’intérieur de celui-ci avec son fonctionnement interne, et cela se joue essentiellement sur les différentes phases (ou temps) du cycle d’explosion. Ce temps d’aspiration est relativement espacé par rapport au temps d’explosion sur un monocylindre, et bien plus encore sur un moteur longue course. Et c’est précisément ce décalage interne du moteur entre les temps d’aspiration et d’explosion par rapport au fonctionnement externe et continu du compresseur qui va générer des turbulences sur l’écoulement de la colonne gazeuse.

La solution proposée par A.J.S à l’époque, afin de pour pouvoir palier à ce problème, a été donc la multiplication des cylindres afin de réduire ces temps d’aspirations et d’explosions dans le fonctionnement interne du moteur. En décalant les phases d’aspirations et d’explosions des différents cylindres, on arrive à “lisser” le fonctionnement interne du moteur de manière continu et on supprime donc le décalage entre le fonctionnement interne du moteur et le fonctionnement externe du compresseur. La solution est très technique et onéreuse mais c’était de loin la seule viable pour pouvoir utiliser un compresseur. Quant au choix des 4 cylindres disposés en V, A.J.S aurait choisi cette disposition afin de gagner en compacité au niveau du cadre, qui on le rappelle, reste un cadre simple berceau.

En aparté, et avant d’aller plus loin, il y a lieu d’apporter aussi des explications sur le compresseur et son fonctionnement. Il faut déjà préciser que dans l’histoire de la moto avec compresseur, il y a eu différents types de compresseur qui ont pu être montés sur des motos comme le Roots, le centrifuge, le volumétrique à piston ou encore le volumétrique à palettes. Et c’est ce dernier qu’A.J.S, comme d’autres constructeurs tels que Moto-Guzzi, Benelli, Bianchi, BMW, NSU, Brough-Superior ou encore Velocette, a choisi pour équipé son moteur.

Fabriqué par Zoller, ce type de compresseur a la particularité de pouvoir fournir une pression élevé grâce à sa simple conception. Il est constitué d’un carter cylindrique dans lequel tourne un cylindre fendu relié à des palettes qui permettent de laisser rentrer l’air et de le compresser. Cette conception permet de faire varier le volume d’air entre les palettes. Donc plus le cylindre va tourner vite, plus il va compresser un volume d’air conséquent. C’est pourquoi avec ce type de compresseur, le meilleur moyen d’ajuster le volume d’air compressé injecté dans le moteur est simplement de pouvoir relier le compresseur directement au moteur. Dans le cas de la V4, cela se fait via une chaîne montée sur la sortie vilebrequin et qui entraîne le compresseur.

Le détail d’un compresseur volumétrique à palettes avec une coupe en travers et le détail du cylindre intérieur ouvert.

Même si sur le papier la conception du compresseur n’était pas très compliquée, dans les faits il y avaient tout de même des problèmes de gestion de force centrifuge interne au compresseur à gérer. Le problème de ces compresseurs résidaient dans les efforts exercés sur la paroi interne du cylindre par les palettes, qui sous l’effet de la force centrifuge, pouvaient compromettre son bon fonctionnement. C’est pourquoi, certains constructeurs ont eu recours à l’auto-équilibrage des palettes, voir pour certains à l’équilibrage individuel de chacune des palettes. L’autre contrainte résidait dans le calcul des volumes de gaz comprimés entre chaque palette afin d’obtenir des dimensions convenables pour être adapté à une moto. Pour rappel, et si on se replace dans le contexte de cette époque, il n’y avait pas d’ordinateur, ni de moteur de calcul pour générer le bon volume d’air et les bonnes dimensions. Ce travail était donc fait manuellement et occasionnait alors la création de classeur comprenant des notes de calculs avec des itérations interminables afin de pouvoir trouver la bonne solution, et encore parfois pas ce n’était pas forcément la meilleure.

Pour en revenir au prototype présenté au salon de Londres en 1935, celui-ci n’entrera jamais en production et ne verra jamais la route pour on ne sait quelle raison. Cependant, la base servira l’année suivante comme base de développement pour la moto d’usine qui sera engagée en compétition.

1936 – 1938 : La V4 « Supercharged » 1ère génération

C’est donc en 1936, qu’A.J.S se présente au Tourist Trophy avec deux prototypes de course dérivés du prototype routier et reprenant sa base moteur. Le moteur en question développe 51,5 ch à 6000 tr/min avec un compresseur Zoller insufflant une pression de 0,55 bar dans les cylindres. Cependant, si A.J.S avait trouvé la technique pour caler le fonctionnement du compresseur par rapport à celui du moteur, un autre problème technique – et non des moindres – allait faire son apparition : le refroidissement.

Lors de cette édition du Tourist Trophy de 1936, les deux A.J.S V4 engagées surchauffent excessivement et les pilotes que sont Harold Daniell – que l’on retrouvera plus tard chez Norton – et George Rowley sont contraints d’abandonner.

Harold Daniell à l’attaque au guidon de l’A.J.S 500 « Supercharged » au Tourist Trophy de 1936.

L’utilisation du compresseur fait chauffer la moto de manière plus importante car on augmente la puissance du moteur. A la base, lorsqu’on travaille sur un moteur atmosphérique – donc sans compresseur – la puissance est moindre parce que le rapport air/essence injecté est moindre également. Cela sous-entend que si on augmente la puissance du moteur, il faut augmenter sa capacité de refroidissement. Si on se replace dans le contexte de l’époque, nous étions déjà très loin du rapport stœchiométrique idéal avec un carburateur – et plus encore avec un carburateur pour les 4 cylindres – et à cela s’ajoutait les techniques de refroidissement des moteurs qui étaient loin d’être maitrisées parfaitement. Cependant pour s’en rendre compte, il fallait tester pour voir, pour comprendre et surtout pour faire évoluer la technique. Cette V4 fût, malgré elle, l’un de ces tests pour A.J.S.

En 1938, A.J.S se représente au T.T. avec cette moto intégrant un grand nombre de modifications sur la partie cycle comme au niveau du moteur. Du côté de la partie cycle, la moto reçoit une suspension arrière à glissière dont la particularité réside dans le fait que ce sont les tubes portant les ressorts qui se déplacent lorsque la suspension travaille. Et afin d’éviter de talonner sur les gros chocs, les tubes ont été équipés de tampons en caoutchouc. L’autre modification sur la partie cycle concerne la répartition des masses avec le moteur qui a été reculé en déplaçant le réservoir d’huile. Cette modification présente 2 avantages : le premier, bien évidemment, c’est de rééquilibrer les masses suspendues en comportement dynamique afin d’améliorer le feeling du pilote. Le second, était de pouvoir améliorer le refroidissement des cylindres arrières qui était « obstrué » par la présence de ce gros réservoir d’huile. Afin de réduire son encombrement, ce dernier a été incorporé au réservoir d’essence.

Du côté du moteur, il conserve son taux de compression de 7:1 mais les modifications concernent essentiellement le circuit de graissage qui a été amélioré et la distribution qui a été modifié avec un nouveau boitier de distribution ajusté avec des dimensions réduites grâce à la suppression du système de réglage par vernier. Le compresseur Zoller, quant à lui, est toujours monté sur l’avant du moteur et son graissage est assuré grâce à l’injection de 2% d’huile incorporés à l’essence. Le carburateur conserve sa position au-dessus du compresseur et la boîte de vitesse n’évolue guère vraiment avec ses 4 rapports hormis l’amortisseur de transmission qui disparait. Malheureusement, l’ensemble de ces modifications ne seront pas suffisantes pour enrayer le problème de surchauffe du moteur et A.J.S va devoir revoir sa copie concernant sa V4.

1939 – 1946 : La V4 « Supercharged » 2ème génération

En 1939, A.J.S se représente au Tourist Trophy avec une nouvelle V4 entièrement revue en profondeur par rapport au modèle précédent. Et la première chose qui peut interpeller lorsqu’on regarde cette nouvelle mouture, hormis son design, c’est l’apparition d’un grand radiateur installé sur l’avant de la moto. A partir de là, on comprend instantanément qu’A.J.S a retravaillé sa moto pour corriger les problèmes de refroidissement du premier modèle.

La V4 « Supercharged » 2ème génération de 1939 avec son design très « rondouillard ».

Dans cette optique, le moteur évolue et abandonne son refroidissement par air pour un système de refroidissement liquide. On retrouve alors un radiateur sur l’avant de la moto, comme on les retrouve sur les motos modernes actuelles. Le refroidissement par eau se fait par thermosiphon, ce qui signifie qu’il n’y a pas de pompe à eau mais simplement des diamètres de conduites d’eau largement augmentés pour laisser l’eau circuler de manière naturelle dans le circuit de refroidissement. Cependant, voyant que cela n’était pas suffisant, A.J.S greffera plus tard une pompe à eau sur le côté gauche du vilebrequin.

Les cylindres sont en alliage d’aluminium et ils disposent d’une chambre de refroidissement commune pour chaque paire de cylindres. Le moteur cube toujours 495 cm3 avec toutefois, une puissance qui passe à 55 ch à un régime de 7200 tr/min. Le taux de compression augmente également à 7,9:1 et la pression insufflée par le compresseur dans les cylindres, quant à elle, redescend à 0,4 bar.

Le bloc moteur se dévoile avec ses chaines apparentes et ses échappements libres tirés jusqu’à l’arrière de la moto, ce qui lui confère un côté plus “bestial” que jamais.

Parmi les autres modifications, on découvre l’énorme réservoir d’huile qui a été déplacé à nouveau vers l’arrière de la moto et le carburateur qui change de place également. Du coté de la partie cycle, cette nouvelle mouture est équipée d’une fourche avant Webb et d’un frein avant TLS de 200 mm. Elle pèse, désormais, un poids de 184 kg au total.

A travers l’armature du cadre, on aperçoit les échappements qui sont « tirés » jusqu’à l’extrémité arrière de la moto. Les tubes des cylindres arrières passent désormais à l’intérieur du cadre donnant l’impression d’avoir un enchevêtrement de tuyauteries un peu brouillon. On notera que les échappements sont complètement libres de tout obstacle pour l’évacuation des gaz. Le bruit engendré par ces échappements était tout bonnement infernal pour celui qui pilotait cette moto. Pour une session d’essais sur le circuit de Brookland, l’A.J.S V4 fût équipée pour l’occasion de silencieux aux formes aussi particulières que celles de la moto. C’est la seule fois où la V4 fût aperçue avec des silencieux.

Pour des essais sur le circuit de Brooklands, la V4 fût équipée de 4 silencieux aux formes avouons le … « particulières ».

Cette V4 sera produite à seulement 2 exemplaires pour la compétition en 1939, à la veille de la seconde guerre mondiale. Elle sera la première moto à dépasser le 160 km/h au grand prix de l’Ulster aux mains de Walter Rusk cette même année. Pendant la guerre, elle sera remisée et réapparaîtra en 1946 sur circuit. Elle ne gagnera qu’une seule course le 9 mai 1946 à Chimay en Belgique aux mains de Jock West, alors directeur des ventes chez A.J.S. Une semaine plus tard à Albi, Jock West cassera un des maneton et la V4 disparaîtra définitivement des circuits suite à l’interdiction par la F.I.M. d’utiliser des compresseurs en compétition.

A.J.S remplacera sa V4 dès 1947 par une nouvelle moto dotée d’un bicylindre de 500 cm3 doté d’un double arbre à came en tête : la Porcupine E90. De conception bien plus conventionnelle et influencée par les conceptions italiennes de l’époque avec son bloc moteur incliné vers l’avant, elle prendra la relève de la V4 en compétition.

L’une des deux A.J.S V4 repose aujourd’hui en paix au Sammy Miller Museum, qui comme son nom l’indique, appartient à Sammy Miller. Grande figure de la moto et ancien vainqueur à plusieurs reprises de l’International Six Days Trial, c’est lui qui se démènera pour rapatrier la V4 de Jock West dans son musée. D’ailleurs, il y a une petite anecdote assez intéressante concernant le rapatriement de cette V4, et qui fût racontée par Motor Cycle News dans leur numéro d’août 1979 : lorsque Sammy Miller récupéra la moto plus de 30 ans plus tard après son remisage par A.J.S, c’est lui qui découvrit la pièce qui avait cassée au fond du moteur. L’usine A.J.S n’avait même pas pris la peine d’ouvrir le moteur étant donné que la Porcupine arrivait l’année d’après pour prendre le relais. Le fait d’avoir retrouvé cette pièce au fond du moteur était la preuve que la moto était restée dans son jus durant toutes ces années.

Si l’A.J.S V4 n’a pas franchement marqué les podiums, l’audace de son concepteur Bert Collier aura eu le mérite de marquer les esprits et la concurrence avec une conception hors du commun pour l’époque. Une preuve de plus que dans l’audace, il y aura toujours une petite part de triomphe.

Ecrit par BrG.

Crédits photos / images :

motorcyclespecs.co.za