La seconde guerre mondiale, si elle n’avait pas eu lieu, quelle aurait l’évolution du monde de la moto ? Quelles auraient été les évolutions pour Giuseppe Gilera et ses motos ? Va savoir ! La guerre faisant son œuvre et ses dégâts, il faudra attendre 1946 pour voir Giuseppe Gilera et son staff ressortir ses Rondines sur circuit. Avec une Italie fragilisée au plus haut point et se relevant doucement dans ce contexte d’après guerre, Gilera reprend ses travaux d’évolution sur le 4 cylindres de la Rondine.
Première nouveauté d’après guerre, la suppression de l’usage des compresseurs en compétition par la F.I.M. Un sujet de discussion houleux dans les milieux de la moto et de la compétition de l’époque étant donné que cette décision a eu pour conséquence le retrait de certains modèles chez d’autres constructeurs, comme par exemple chez A.J.S. avec sa V4 Supercharged.
Mais chez Gilera, on y voit l’occasion d’alléger la Rondine. Pour Pietro Remor, l’idée est finalement assez simple : « Nous avons créé un 4 cylindres en le faisant évoluer avec un compresseur et un refroidissement liquide, faisons machine arrière en les supprimant », s’est-il sûrement dit. De plus, l’exercice avait déjà été en partie réalisé dans le passé car Pietro Remor avait travaillé sur une évolution située à mi-chemin avec le moteur compressé d’avant guerre sans utiliser de refroidissement liquide. Ce prototype sera très rapidement mis de côté car le moteur surchauffait énormément, un problème qui n’est pas sans rappeler celui que A.J.S. avait rencontré avec sa première génération de V4 Supercharged.

Dérivé du 4 cylindres 500 cm3 d’avant guerre, ce prototype est pourvu d’un refroidissement par air tout en conservant la possibilité d’y greffer un compresseur.
C’est alors qu’en 1946, Pietro Remor fait évoluer le 4 cylindres en supprimant donc le compresseur ainsi que son refroidissement liquide mais pas que. Au niveau du moteur, il modifie l’alésage ainsi que la course et passe sur des côtes de 52 x 58 mm, c’est ainsi qu’elle sera surnommée dans les années à venir, tout du moins en France, la fameuse « 52 x 58 ». Pour Gilera, elle sera rebaptisée simplement « Quattro ». Au rayon des modifications on retrouve, la culasse monobloc qui devient détachable pour plus de facilité lors des opérations de maintenance sur le moteur et la carburation est modifiée avec l’usage de 2 carburateurs de chez Weber, soit 1 par paire de cylindres. Les arbres à cames sont actionnés via une cascade de pignons hélicoïdaux disposée au centre du vilebrequin. L’angle des soupapes est légèrement agrandi et passe à 90°. L’embrayage est un multi-disques qui baigne dans l’huile et la boîte de vitesses entraînée par un engrenage primaire à denture droite, quant à elle, conserve ses 4 rapports comme auparavant. Le bas moteur d’une capacité de 5 litres d’huile est, quant à lui, doté de nervures lisses qui s’étendent sur toute sa périphérie pour accroître ses capacités de refroidissement.
Du côté de la partie cycle, le « 52 x 58 » prend place dans un nouveau cadre breveté et signé Gilera. Dans un premier temps, la fourche avant parallélogramme ainsi que la suspension arrière par barre de torsion avec amortisseur à friction sont conservées. Peu de temps après, chez Gilera on décidera finalement de remplacer la suspension arrière par la suspension classique de la maison qu’on retrouvait sur le modèle d’avant guerre et de remplacer l’antique fourche avant parallélogramme par une fourche télescopique.
La nouvelle Quattro, ou 52 x 58 pour la France, de 1946 à fourche parallélogramme et ses évolutions.
Bilan : la moto développe 48 CV à 8500 tr/min et ne pèse plus que 130 kg. Piero Taruffi, lors des premiers essais, trouve la moto extrêmement violente et considère qu’il ne pourra pas la mettre dans les mains de n’importe quel pilote. C’est alors que Giuseppe Gilera se met à la recherche de pilotes à « la gâchette fine », les pilotes sur les monocylindres ayant la fâcheuse tendance à essorer la poignée ne seront pas des plus talentueux au guidon de cette nouvelle Quattro. Gilera fait donc appel aux pilotes que sont Nello Pagani, Arciso Artesiani et Umberto Masetti. Tous étant réputés pour être plus sensibles et moins bruts de décoffrage dans le pilotage et potentiellement compétents pour travailler sur la mise au point de cette moto.

Nello Pagani au guidon de la Rondine d’avant guerre en 1946.
Nello Pagani sera le premier pilote à prendre les commandes de cette nouvelle Quattro en 1949 après presque 3 ans de développement. Les succès de cette nouvelle mouture ne tarderont pas à arriver, tout comme de gros changements au sein du staff Gilera.
À la fin de la saison 1949, Pietro Remor dû quitter Gilera car la plupart des pilotes ne supportaient pas de pouvoir travailler avec lui. Entre les difficultés à résoudre les problèmes de lubrification du Quattro, son refus de corriger un mauvais comportement de la direction lors du pilotage ou même de reconnaître qu’il existait un quelconque problème, rendait la situation inacceptable pour l’ensemble des pilotes.
Pietro Remor a toujours entretenu des relations compliquées avec certains de ses pilotes car il avait cette fâcheuse tendance à rejeter la faute sur les autres lorsque les résultats étaient décevants. Nello Pagani, qui se plaignait des qualités de pilotage de cette nouvelle mouture, faisait remonter les informations en permanence à Pietro Remor dont il ne tenait pas compte. En 1948, Nello Pagani alla jusqu’à se retirer de lui même d’une course pour cette raison. Pietro Remor, le prenant à titre personnel, refusant catégoriquement d’améliorer la machine, interdit à Nello Pagani de la piloter. En 1949, Giuseppe Gilera intervient personnellement pour renvoyer Pietro Remor en demandant en parallèle à Nello Pagani de reprendre son guidon pour la nouvelle saison.
Selon la presse italienne de l’époque, il aurait été reproché à Arciso Artesiani par Giuseppe Gilera de ne pas avoir remporté le titre de constructeur en 1949. Et selon l’intéressé, c’était la faute de Pietro Remor, qui lors du Grand Prix d’Ulster n’a fait remplacer qu’une partie de l’huile moteur pour pouvoir gagner du temps, ce qui aurait provoqué une casse du moteur.
C’est ainsi, suivant toutes ces péripéties, qu’une page se tourne chez Gilera et que l’un des pères créateurs de ce moteur s’en va, mais pas très loin.
Un tournant majeur pour Gilera
En 1950, Pietro Remor commence une nouvelle carrière chez MV Agusta en tant qu’ingénieur motoriste. Et pour MV Agusta il va créer un moteur quasi identique à celui qu’il avait créé chez Gilera avec une puissance légèrement supérieure passant de 48 à 50 CV. Ce coup du sort n’empêche pas Giuseppe Gilera et son pilote Umberto Masetti de remporter le titre de champion du monde en 1950.
En 1951, suite à ces victoires, chez Gilera on continue de perfectionner la Quattro. Le cadre breveté Gilera, évolue vers un cadre semblable au Featherbed de chez Norton. La moto gagne encore en stabilité ainsi que sur les changements de direction. Le moteur évolue également et développe quelques chevaux supplémentaires grâce aux 4 nouveaux carburateurs Dell’orto en remplacement des 2 carburateurs Weber. La moto développe alors une puissance de 52 CV à 9000 tr/min.

L’esquisse de la Quattro dans sa version de 1951 avec son demi carénage.
Toujours la même année, Giuseppe Gilera recrute un nouveau pilote pour prendre en main cette nouvelle mouture de la Quattro, il s’agit d’Alfredo Milani. Et dès sa prise en main, le pilote l’emmène sur le podium d’Albi et de Monza. A la fin 1951, la supériorité de Gilera devient écrasante même si la 4 cylindres n’est pas un couteau suisse sur l’ensemble des circuits du championnat du monde, elle décroche tout de même de nombreuses victoires et ses performances lui permettent de tenir l’écart avec ses concurrents que sont Norton, Moto Guzzi et BMW.
En 1951, l’anglais Geoff Duke tient tête à Gilera avec sa Norton Manx et remporte le championnat du monde, les Quattro’s remportant les 2ème et 3ème positions. Il déclara peu de temps après :
« Avec toutes mes compétences de conduite, je ne pouvais plus tenir l’écart avec ma Norton ».
Autrement dit, la Norton Manx était à bout de souffle et la 4 cylindres de Gilera bien trop puissante. Giuseppe Gilera, comme beaucoup d’autres, savait que cette victoire n’était pas juste dû aux performances de la Manx mais que Geoff Duke, surnommé quelques années plus tard « Le Duc de Fer », possédait un excellent coup de guidon.
En 1952, Umberto Masetti tient tête au Duc de Fer durant le Grand Prix de Hollande et de Belgique. Ce dernier sur lequel il battu, au passage, le record de vitesse et le temps au tour avec la Quattro.

De gauche à droite, Piero Taruffi, Giuseppe Gilera, Nello Pagani (centre – gauche) et Umberto Massetti (centre – droite) qui posent fièrement avec la Quattro victorieuse et tout le staff de la marque.
En fin de saison, il finit par emmener encore une fois la Quattro sur le podium avec lui en remportant le titre de champion du monde. Mais ce que Giuseppe Gilera ne savait pas encore, c’est que la suprématie de sa marque allait devenir totalement inarrêtable dans les années à venir avec un recrutement en particulier.
L’ère Duke
Du côté de Geoff Duke, au sein de la team Norton, malgré ses excellentes capacités de pilotage, tout ne se passe pas très bien pour lui en interne. Ce dernier, par rapport à ses résultats, bénéficiaient de certains traitements de faveur par rapport aux autres pilotes d’usine, ce qui générait forcément de la jalousie au sein du team. Parmi ces traitements de faveur, Duke s’était vu offrir des Manx préparées spécialement pour lui par l’usine. Il aura fallu que la presse s’en mêle pour que Geoff Duke, via l’intermédiaire d’un ami, quitte Norton et accepte la proposition de Giuseppe Gilera. Le jour même de sa demande, il reçut un télégramme de Gilera lui disant simplement :
« Heureux de vous avoir parmi nous, nous vous attendons. »
C’est donc qu’en 1953 que Geoff Duke, dit « Le Duc de Fer », signe son arrivée chez Gilera avec à sa disposition, celle qui était qualifiée de la meilleure moto du monde en compétition. Évidemment, Geoff Duke paiera chère cette décision de la part du patron de chez Norton et sera accusé de trahison via la presse de par ce dernier. Forcément un anglais qui quitte une marque anglaise pour une marque italienne, pour le patron de Norton cela est inacceptable. L’intéressé répliquera à cette attaque par ces quelques mots :
« Mieux vaut gagner en tant qu’anglais sur une moto italienne que de perdre sur une moto anglaise ! ».
Giuseppe Gilera avait déjà vu en lui, à l’époque de Norton, de nombreuses qualités en plus de son pilotage relativement doux. Il ne s’y était pas trompé, Le Duc de Fer en plus d’être un excellent pilote, s’est révélé au fil des courses, être un parfait analyste sachant toujours retransmettre des informations précises aux techniciens. Il était aussi un excellent tacticien, sachant rouler avec une certaine prudence tout en menant la course tambours battants sans prendre de risque excessif pour le matériel ou pour lui-même. Simple et humble dans sa façon d’être, gagner lui suffisait amplement et il ne cherchait à pas à démoraliser ou narguer ses concurrents, un véritable gentlemen anglais doté d’une force tranquille à toute épreuve.
Les 3 années qui suivirent furent à l’image du combo Geoff Duke et Gilera : incroyable ! Les titres de champion du monde des années 1953 / 1954 / 1955 sont remportés par ce combo de folie. Piero Taruffi, passé maintenant ingénieur en chef, n’a cessé d’améliorer la moto. En 1953, la position de pilotage et le cadre furent légèrement modifiés. Piero Taruffi expérimenta également des tailles de roues et des largeurs de pneus différentes pour finalement réussir à sortir 55 CV.

Cadre et position de pilotage modifiés, magnéto horizontale, pneu de 400×17, la version 1953 dépote.
Après la première victoire du Duc de Fer au championnat du monde, Gilera a surpris tout le monde l’année suivante avec une nouvelle évolution du moteur remis à jour par Piero Taruffi et l’ingénieur Sandro Colombo. Par rapport à l’ancienne version, le moteur est désormais nervuré verticalement sur toute la largeur du carter. La partie distribution est modifiée avec un angle des soupapes qui passe de 90 à 100°, ce qui influe sur l’aspect extérieur de la culasse monobloc avec des angles extérieurs beaucoup plus proéminents. Le vilebrequin est composé de 9 éléments et tourne sur 6 gros roulements. La course du moteur passe de 58 à 58,8 mm et son alésage de 52 mm est conservé à l’identique comme sur la version précédente. Le principe de distribution change quelque peu en adoptant une chaîne disposée entre les 2 cylindres centraux en remplacement de la cascade de pignons. Pour le reste, elle continue d’entraîner les 2 arbres à cames en tête ainsi que la pompe à huile située en dessous. Le moteur conserve ses 4 carburateurs Dell’orto avec 1 chambre à flotteur pour 2 chambres de mélange mais leurs sections varient entre 25 et 28 mm en fonction des circuits. La boîte de vitesses devient « une boîte à cassette » passant de 4 à 5 rapports à griffes et pouvant être retirée d’un seul tenant après avoir démonté l’embrayage, et cela toujours suivant l’utilisation sur circuit.

La version de la Quattro de 1954 équipée de la volumineuse boîte à 5 rapports, interchangeable suivant les circuits.
L’angle d’inclinaison des cylindres s’accentue et passe de 30° vers l’avant, quant au moteur en lui même, il développe désormais la puissance de 65 ch à 10 400 tr/min et cube 499 cm3. Au cours de l’année 54, Sandro Colombo quitte Gilera pour partir chez Bianchi et est remplacé par le fils de Giuseppe Gilera, Ferruccio, fraîchement sorti de la faculté. Un changement qui n’empêchera pas la marque Gilera de briller en championnat durant cette même année.
Dès la sortie sur circuit de cette nouvelle mouture, la presse fut invitée à venir voir tourner 2 Quattro’s sur le circuit de Montlhéry avec les pilotes qu’étaient Geoff Duke et Pierre Monneret, confiant l’un comme l’autre sur la moto et ses performances sur piste, malgré selon Geoff Duke, une mise au point compliquée des suspensions pour le circuit de Silverstone. L’équipementier, Ferodo, en charge de la fourniture des garnitures de frein pour cette mouture fut charger d’en étudier de nouvelles spécifiquement pour ce tracé.
Geoff Duke et Pierre Monneret sur le circuit de Montlhéry en 1954. Gros plan sur le freinage avant à double cames qui méritait une correction pour le Grand Prix de Silverstone.
Lorsque la presse de l’époque demanda à Geoff Duke d’expliquer son ressenti entre la Norton Manx et la Quattro, elle ne fut presque pas surprise de sa réponse :
« Une 4 cylindres est comme une jolie femme, il faut la conduire avec doigté. Avec la Norton si l´on va vite la tenue de route reste cohérente. Avec la « 4 », on va plus vite, mais elle est capricieuse ».
Toujours la même année, et toujours dans une quête de performance, Gilera chercha à optimiser l’aérodynamisme de sa Quattro en lui greffant un nouveau carénage intégral. Le Grand Prix de Monza approchait et l’occasion de le tester également. Ce nouveau carénage intégral, baptisé de son nom de code « Monza 54 », allait faire la différence, ce qui ne manqua pas et encore moins aux mains du talentueux Geoff Duke.

La Quattro habillée de son nouveau carénage intégral baptisé « Monza 54 ».
Et c’est donc tout naturellement que durant l’année 1954, malgré une météo des plus maussade, Geoff Duke s’est imposé sur le championnat du monde et notamment au Grand Prix de Belgique avec une victoire, comme à son habitude, dans un calme olympien renvoyant cette impression de ne jamais forcer. Son co-équipier, Philippe Monneret, n’aura malheureusement pas eu la même chance, la faute à une première chute et une commande de frein avant cassée. Piero Taruffi, dans les stands, lui remplace sa commande et le fait repartir. Alors qu’il est 5ème, il rechute une seconde fois plus tard avant la fin de la course se fracturant 3 côtes et se blessant grièvement aux pieds et aux mains. Il aurait tout de même, selon la presse de l’époque, mérité amplement une place podium à la vue de ses résultats. Malheureusement ces incidents l’ont contraint à l’abandon sur cette course et à l’élimination sur ce championnat du monde. Toutefois, il est important de souligner qu’il s’agissait de sa première course sur ce circuit de Spa Francorchamps alors que ses concurrents le connaissaient déjà bien de par le passé. Mais que ce serait-il passé s’il n’avait pas chuté et s’il avait eu la même expérience de ce circuit que ces concurrents ?

Pierre Monneret à l’attaque en juillet 1954 au Grand Prix de Belgique avec un carénage complété.
En octobre 1955, la presse est invitée à tester la Quattro sur l’autodrome de Monza en compagnie d’un invité très spécial : Stanley Wood. Celui qui avait la cinquantaine passée et en retraite sportive depuis plus de 15 ans, avait fait le déplacement de plus de 2000 km pour venir tester également cette 4 cylindres.

Le jour du test par la presse de l’époque, accompagnée de Piero Taruffi, Stanley Wood et Luigi Gilera.
La Quattro qui fut livrée sur circuit pour l’essai était celle de Giuseppe Colnago. Elle était livrée avec son carénage fétiche, le Monza 54, et prête à rouler. Le journaliste décrit les sensations suivantes lors de son tour de chauffe et de découverte du circuit par rapport à l’ergonomie et son comportement dynamique :
« La position me convient et me semble même familière. Les genoux sont calés et les avant bras peuvent prendre appui sur les gouttières latérales, ce qui permet une décontraction des mains […] Je constate qu’une légère poussée sur le guidon du côté droit pour virer à droite, par exemple, permet de coucher la machine sans effort et en conservant la même position pour l’ensemble du corps. Cette petite promenade à 130 nous laisse entrevoir un freinage surpuissant, une docilité peu commune et surtout, chose rare pour un moteur qui tourne à plus de 10 000 tours, des chevaux à 4500 tours ».
Stanley Wood, lors de son premier tour de chauffe, fit clairement un simple signe de la main pour signifier à ses spectateurs que la moto marche très fort. Étant habitué à des moteurs moins pointus à son époque, sa réaction ne fut que très peu étonnante.
La Quattro équipée du Monza 54 et la vue sur son tableau de bord réduit à sa plus simple expression : un compte-tours. Rien de plus.
Le vrai galop d’essai commence. Piero Taruffi conseille le journaliste en lui indiquant de ne pas rétrograder trop fort pour ne pas dépasser la limite des 11 000 tr/min. Ce dernier raconte :
« Un léger déplacement du poignet, le compte-tours monte instantanément et le fait de lâcher l’embrayage me procure une sensation d’arrachement, accompagnée par des orgues en furie dont la symphonie aiguë éclate par les 4 tuyaux d’échappement. 8500 tours, seconde et le régime remonte avec la même facilité. Je prends la troisième et j’attaque les premières courbes à moyenne allure. Lesmo est vite arrivée, je reprends la seconde et suis les conseils de Pierre Monneret car la reprise en deuxième est du genre « terrific ». J’ouvre la poignée avec une ardeur tempérée autant que mesurée et je m’extirpe littéralement en direction de Vialone. Je monte la troisième à 9000 et à moi la quatrième. J’ouvre en grand et même en prise la machine bondit, le moteur commence à chanter gaiement. Bien abrité par le pare-brise et le carénage, je me sens à l’aise. […] Le troisième tour me permet de mieux régler mon tir et j’arrive sur mon projectile roulant, à sortir à peu près proprement de la courbe de Vialone. Résultat, le compte-tours monte à 10 000 avant d’atteindre la parabole, ce qui correspond à une vitesse de 230 km/h. […] Sûr des freins, je coupe aux 300 mètres, rétrograde et freine sérieusement. La rapidité de la décélération est telle que j’ai nettement l’impression d’être dans un ascenseur brutal et j’attaque mon virage à 20 à l’heure un tantinet « désuni » par la surprise. Cette sensation est pour moi toute nouvelle. La Gilera 4 demande un entraînement sérieux pour être utilisée au prorata de ces possibilités. Un court essai comme celui-ci nous démontre clairement les difficultés rencontrées par les pilotes pour s’élever au niveau d’un Duke. Dans un circuit tel que celui de Monza, les courbes qui passent facilement à 180 km/h, vitesse des machines anglaises de clients, deviennent difficiles pour une Gilera 4 à 200 km/h, aucune erreur d’appréciation n’étant tolérable, il faut un entraînement parfait, des réflexes excellents et un moral sans faille ».
Il n’en fallait pas plus pour démontrer au reste du monde le niveau extrêmement élevée des pilotes tels que Umberto Massetti ou Geoff Duke pour s’élever au plus haut rang et mener d’une main de fer une machine pareille. Geoff Duke a, également de son coté, signalé que la moto possédait une excellent répartition des poids par rapport à sa Norton Manx. Cette répartition des poids, associée à l’affinage sur l’aérodynamique, le tout parfaitement travaillé de concert, permettait de se passer d’amortisseur de direction. En bref, une moto bien équilibrée sur le plan dynamique.
Sous l’œil attentif de Piero Taruffi coiffé de son béret, le journaliste exprimera son ressenti par ces quelques mots : « Ce n’est plus une motocyclette, c’est un avion qui fait du rase-mottes ».
Cette même année vit à nouveau Le Duc de Fer et sa Quattro s’imposer et remporter le championnat du monde. Mais, et parce que souvent il y a un mais, il y a eu au cours de cette saison un dérapage de sa part vis à vis de l’organisateur du Grand Prix d’Assen. Malgré une lettre d’excuse adressée à ce dernier et restée sans réponse, il reçut quelques semaines plus tard, lui comme 16 autres pilotes, l’interdiction de piloter sur l’ensemble de la saison 1956. Même si son interdiction fut levée en août de cette même année pour le Grand Prix de l’Ulster, cet incident a considérablement touché l’écurie Gilera dans sa suprématie avec un nombre de points insuffisant et a précipité la chute du Duc de Fer. Ces 2 évènement ont permis à son principal rival, MV Agusta ainsi qu’à son pilote John Surtees, de remporter le championnat du monde cette année là. Gilera n’arrivant au classement général qu’en 4ème position avec Pierre Monneret, laisse alors la part belle à MV Agusta, BMW et Norton.
L’apogée du Duc de Fer au sein de chez Gilera commençait lentement à toucher à sa fin.
Le retrait de la compétition
L’année 1957 fut riche en rebondissements au sein du team et d’une manière générale dans le monde de la compétition moto. Reg Armstrong abandonne la compétition et Gilera recrute son remplaçant : Bob McIntyre. Geoff Duke démarre mal la saison avec une chute lors de la course d’Imola et se blesse gravement à l’épaule ce qui lui fit sauter 4 des 6 Grands Prix de la saison. Il était clair qu’il ne fallait pas compter sur lui pour emmener la Quattro sur le podium cette année là. Cependant Gilera pu compter sur Libero Liberati pour remporter le titre de champion du monde et au passage faire un pied de nez à son rival, MV Agusta.

Geoff Duke et Libero Liberati à l’attaque sur les Quattro´s.
Le petit nouveau de l’équipe, Bob McIntyre, a terminé deuxième de la finale devant le champion du monde en titre, John Surtees.
Mais la victoire sur le Grand Prix de Belgique ne s’est pas fêtée dans la joie et la bonne humeur, bien au contraire. Au moment du départ, la Quattro de Libero Liberati présente des signes de faiblesse du côté de l’allumage et Roberto Pierso, team-manager de l’écurie Gilera, demande l’autorisation d’échanger sa moto contre celle de Bob Brown. Le directeur de course accepte après avis du président de la C.S.I. et Libero Liberati prend le départ avec le numéro de course de Bob Brown. Pendant la course, les team-managers de MV Agusta et Norton déposent conjointement une réclamation auprès de la direction de course. Après son arrivée en vainqueur, Libero Liberati est disqualifié et exclu des résultats du Grand Prix. Jack Brett sur sa Norton est alors déclaré vainqueur. La direction de course n’aurait jamais dû autoriser Libero Liberati à échanger sa moto car il était effectivement en infraction. Malgré tout, la faute étant dû à une erreur de la direction de course, Gilera fera appel de cette décision et aura gain de cause. Libero Liberati sera réhabilité à sa place de vainqueur du Grand Prix de Belgique en janvier 1958, le tout dans l’indifférence la plus générale.
Mais pas de repos chez Gilera, et pour cause, le staff se décide d’aller abattre un nouveau record de vitesse sur l’anneau de Montlhéry. Un record battu et détenu en 1953 par Ray Amm, l’ancien co-équipier de Geoff Duke chez Norton, à une vitesse de 215,17 km/h. Au bout de quelques tours, la Quattro et son pilote atteignent la vitesse de 227 km/h, le record est battu et détenu à nouveau par Gilera.

La Gilera Quattro en pleine action sur l’anneau de Montlhéry lors de l’établissement de son record de vitesse.
Toutefois, malgré toutes ces victoires et ces succès, d’apparence tout sourit à Giuseppe Gilera et à sa marque. Mais il n’est pas heureux, et la compétition lui pose un sérieux problème. Depuis le décès de son fils, Ferruccio, en octobre 1956 à l’âge de 26 ans, les choses ne sont plus les mêmes et les victoires n’ont plus le même goût qu’avant. Quelques mois plus tard, Giuseppe Gilera perdra également son frère, Luigi.

Giuseppe Gilera et le moteur qui lui offrit la consécration mondiale.
À toute cette triste atmosphère, la conjoncture économique se complique rajoutant encore de la noirceur dans l’esprit de Giuseppe Gilera. Ce dernier finit par prendre une terrible décision : se retirer de la compétition. Il ne sera pas le seul à faire cela, car les marques que sont Moto-Guzzi et FB-Mondial suivront le même chemin. De manière officielle, les 3 constructeurs mettent en avant le coût croissant de la compétition dans une période de récession du marché de la moto, la mauvaise image des sports mécaniques à l’époque en Italie et l’augmentation des performances des machines de Grand Prix mettant en cause la sécurité des pilotes. Même si officieusement dans le fond, pour Giuseppe Gilera, les causes seront bien plus personnelles, il y voit surtout l’opportunité de se retirer. Les pilotes de ces écuries, quant à eux pour la plupart, apprendront par surprise via la presse quelques jours plus tard, l’abandon de la compétition par leurs écuries respectives. De tous les constructeurs italiens engagés, seuls MV Agusta et Ducati continueront la compétition. Cette année 1957 prenait une drôle de tournure car pour la première fois dans la longue histoire des Grand Prix motocyclistes, aucunes équipes des usines britanniques habituelles ne s’étaient engagées. Norton et A.J.S. venaient d’annoncer leurs retraits et la plupart des anciens pilotes couraient avec leurs anciennes machines de 1956. Toutefois, les motos anglaises ne disparaissent pas totalement des Grands Prix et équipent des pilotes privés grâce à de nombreux préparateurs. Du côté de l’Allemagne, la situation est similaire, DKW se retire de la compétition et l’usine BMW n’engagera qu’une seule moto en championnat.
C’est ainsi que le 26 septembre 1957, le règne de la marque Gilera en compétition s’achève, après avoir été 6 fois championne du monde et après avoir décroché des dizaines de records et de victoires en Grand Prix internationaux.
Le dernier souffle
Malgré tous ces évènements, la Quattro ne disparut pas totalement du jour au lendemain. En 1962, Bob McIntyre et Libero Liberati eurent tous deux un accident mortel à quelques mois d’intervalle. Chez Gilera, l’année suivante, on fit appel à Geoff Duke, retraité depuis 2 ans, ainsi qu’à d’autres anciens pilotes, pour faire un tour d’honneur sur circuit en hommage à ces 2 pilotes disparus. Quelle surprise ce fut pour tout le monde de voir que le Duc de Fer arrivait à sortir des temps au chronomètre surpassant ceux de ses meilleurs jours. À la suite de cet évènement, il négocia avec Giuseppe Gilera la possibilité d’emprunter les Quattro´s de 1957 pour créer une écurie de course. Pour Giuseppe Gilera, s’en était fini de la compétition en son nom propre et ce dernier accepta sans trop discuter. Tandis que Gilera mettait à disposition les motos et les mécaniciens, de son côté Geoff Duke, se chargeait de trouver des sponsorings auprès de Castrol et d’Avon.
En 1963, la Scuderia Duke vit le jour avec pour pilotes officiels : John Hartle, Derek Minter, Benedicto Caldarella mais aussi et surtout l’étoile montante du moment, Phil Read. Piero Taruffi s’étant retiré de la compétition sur les conseils avisés de sa femme, Geoff Duke ne pouvait plus vraiment compter dessus en tant que pilote.

De gauche à droite, John Hartle, Geoff Duke et Derek Minter assis sur la Quattro au circuit de Monza en 1963.
De cette saison, il faudra retenir les victoires suivantes de la Scuderia Duke :
⁃ la victoire au Grand Prix de Silverstone
⁃ la victoire au Grand Prix de Brands Hatch
⁃ la victoire au Grand Prix de Hollande, où John Hartle et Phil Read ont remporté respectivement la première et la deuxième place avec un record au tour décroché par John Hartle.
⁃ la victoire au Tourist Trophy où John Hartle et Phil Read ont remporté respectivement la deuxième et la troisième place
En 1964, malgré ces quelques succès et suite à de nombreux problèmes internes entre Gilera et la gestion de Geoff Duke de la saison écoulée, la Scuderia Duke disparut et le petit fils de Giuseppe Gilera, Massimo Lucchini, annoncera à Geoff Duke que les Quattro’s ne lui seront pas mises à disposition pour la saison suivante. Gilera ne se consacrera alors qu’au championnat national en Italie en 500 cm3 avec Benedicto Caldarella et le vétéran bien connu de chez Gilera, Alfredo Milani.
Les Quattro´s finirent par disparaître totalement des circuits en 1965 laissant derrière elles de nombreuses victoires marquant au fer rouge la concurrence et l’histoire de la compétition motocycliste.
L’histoire de Gilera et de sa Quattro, est aussi riche en rebondissement que fut l’histoire du 20ème siècle. Une histoire passionnante égale à la passion qui a animé ces 2 jeunes ingénieurs romains sortis de l’école en 1923 et qui se sont investis corps et âme dans ce qu’ils créaient. Et comme pour beaucoup de choses grandioses, tout est une affaire de passion.
Écrit par BrG.
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